Entretien avec... Norbert Merjagnan
A l'occasion de la sortie de son roman Treis, altitude zéro

 Après une très bonne réception de son premier roman, Les tours de Samarante (éd. Denoël), Norbert Merjagnan est de retour dans l'univers de Cinabre, Oshagan et Triple A, publié chez le même éditeur. Ce deuxième épisode nous dévoile un peu plus le background de cet univers aussi original que riche. L'auteur nous a accordé une interview où l'on aborde des concepts très pointus.

Bonjour Norbert Merjagnan.
Ton premier roman, Les Tours de Samarante (1), paru en 2008, a été nominé au Grand Prix de l’imaginaire et récompensé par le Prix du Lundi. As-tu éprouvé une grande fierté d’avoir été reconnu dès ton premier roman ?

N. M. : Cela a été un encouragement d'autant plus fort que j'ai débarqué dans la SF française en venant de nulle part. Pour un livre, un prix peut augmenter les chances d'être lu. Et que peut espérer de mieux un livre ?

Il a fallu trois ans pour lire ton deuxième roman. Etait-ce le temps nécessaire pour retrouver l’inspiration, pour digérer le succès des Tours de Samarante ou pour une tout autre raison ?

N. M. : Tant que ce n'est pas "ça" à mes propres yeux, je recommence. À force de recommencements, je suis parvenu au terme de ce second opus. Il m'a fallu deux ans et demi ; c'était simplement le temps nécessaire.

Quand on lit Les Tours de Samarante, qui est déjà très abouti autant sur la forme que sur le fond, en tant que lecteur, on se demande si la suite sera au moins du même niveau. As-tu abordé l’écriture de ce deuxième volet avec appréhension ou avec le souci de faire mieux ?

N. M. : Avec le souci d'"être juste", et pour ce roman, "être juste" a signifié prendre des risques. Treis, altitude zéro aborde entre autres les thèmes de la complexité et de l'émergence. En écrivant, je me suis aperçu que ces deux thèmes imprégnaient jusqu'à la forme du récit. Le risque, c'était d'aller trop loin, de m'égarer et de perdre le lecteur. J'avais en permanence le sentiment de marcher sur un fil. Mais prendre ce risque était absolument nécessaire. C'était la condition pour embrasser sans tricher ces sujets qui me tiennent à cœur.

Treis, altitude zéro (2) vient donc de paraître. Le résultat est assez remarquable. Pour revenir à ce que tu disais il y a trois ans, Les Tours de Samarante s’inspirait des auteurs de la grande période cyberpunk des années 80 (dont William Gibson). Dans Treis, altitude zéro, tu introduis aussi de manière plus explicite les nanotechnologies dont le thème a vraiment émergé ces 10-15 dernières années avec Greg Egan, Neal Stephenson ou même Greg Bear. Ton deuxième roman serait-il plus inspiré par les textes des auteurs de hard-science que par le cyberpunk ?

N. M. : Il me semble que le point commun, c'est la science tout court. La recherche propose aujourd'hui des spéculations incroyables. Tellement incroyables qu'elles en deviennent parfois rebutantes et même risquées pour des auteurs de fiction. La SF souffre d'avoir besoin d'être crédible. Or, la crédibilité est un facteur de conformisme. La science a un avantage à cet égard : elle se met en capacité de récuser, de renverser des conventions de pensée que, par ailleurs, elle construit et professe. Sans quoi, la convention tournerait rapidement au dogme (le sempiternel "on sait que").
C'est peut-être la différence avec l'univers technologique dont les évolutions permanentes, manifestes (générations de versions), représentent si souvent une adaptation du même, le dernier avatar en date d'un très vieil outil, d'une très vieille idée. C'est pour cela que la technologie porte un enjeu esthétique dans mes récits. Elle figure la rencontre d'une esthétique et d'une pratique (la bulle de silence du Confidencial par exemple). Or, les pratiques humaines varient fondamentalement assez peu. Ce qui permet d'ailleurs un sentiment de proximité avec des êtres situés loin de nous, dans le passé ou dans l'avenir. Nous partageons des besoins, des émotions, des gestes.

Tandis que la technologie façonne l'objet, la science pose la question du regard sur l'objet. La possibilité d'une nouvelle hypothèse passe presque toujours par une transformation du regard sur les choses. Parfois, cela revient à prendre une équation au pied de la lettre. Quand Paul Dirac "accepte" que la phrase mathématique d'une énergie négative puisse avoir un sens physique, il "invente" l'antimatière. L'invention  théorique est presque toujours une hardiesse d'esprit. Et c'est cela qui m'attire. La recherche a une nécessité d'audace, de remise en cause parfois radicale, pouvant balayer les concepts les mieux établis (ceux auxquels adhèrent 90 % d'une communauté scientifique à un moment donné de l'histoire…). Pensée multipliant les hypothèses et mieux ! pensée capable de concevoir et de tester des hypothèses totalement contradictoires. C'est ce qui rend la science si attrayante, stimulante, étonnante. C'est un discours condamné à douter, à chercher ; à rester jeune. C'est une chance pour la science-fiction de pouvoir dialoguer, échanger, avec une pensée aussi fertile.

Ma conviction intime, c'est que l'écriture peut être, en parallèle, sa propre forme de recherche.

N’y a-t-il que la science-fiction qui peut relever le défi de parler de tels enjeux ? Parce qu’un tel débat dépasse les limites de la SF, on peut se poser à un niveau « philosophico-scientifique », ce qui ouvre des champs potentiels énormes d’idées à développer.
Ce qui nous amène à aborder un autre débat récurrent. Je trouve que tu es plutôt optimiste quant à l’avenir de ce genre, alors que de nombreux acteurs se montrent sombres et presque défaitistes. Comme tu travailles aussi dans l’édition, quel est ton sentiment à ce sujet ?

N. M. : Mon expérience du milieu SF est encore très restreinte, voilà pour la précaution oratoire ! Cela étant dit, j'ai l'impression d'un curieux paradoxe. D'un côté, il y a des auteurs de talent et d'exception dans la SF française. Dans le même temps, je ressens dans le milieu de grands complexes que je ne partage pas, voire que je ne comprends pas.
Complexe à l'égard de la SF étrangère, surtout anglo-saxonne. Comme si nous étions toujours dans les années 60 ! Complexe à l'égard du pouvoir de vente des œuvres de fantasy. Quitte à être tenté de s'y fondre. J'ai du mal avec l'expression "littérature de l'imaginaire". Pour moi, toute littérature est imaginaire et produit de l'imaginaire ! Ce n'est pas signifiant. Concernant la SF, je préfère dire "littérature des possibles" ou, en inversant les charges, "littérature de l'anti-impossible". Et dernier complexe, celui à l'égard de la littérature blanche. Là, franchement, ça m'énerve ! La littérature se trouve (quelquefois) là où sont les œuvres écrites. Et non là où des salons prétentieux la décrètent ! La littérature est absolument libre des genres ou des étiquettes. Et tout le reste, tout le bruit autour de ça, n'est que vanité.
Je suis optimiste. C'est un choix. Quand on passe son temps à se victimiser – et par là-même, à entretenir ses complexes – on finit par devenir ce que l'on raconte. Tandis qu'un environnement porteur génère des énergies qui en attirent d'autres. Les auteurs de talent dont je parlais, s'ils sont un tant soit peu soutenus, pourront se déployer au-delà des frontières de genre/non-genre, de pays… et se faire connaître.
Et enfin, surtout ceci : il existe selon moi deux voies permettant à l'homme de  chercher, de s'émanciper : l'art et la science. La SF est à la croisée des deux.

Tu nous parlais aussi des interfaces comme les arbres. Finalement, l’idée a accouché de ce concept très intéressant, et débouchant d’une certaine façon à la scission de la société entre les bios et les mécas. À moyen ou long terme, n’est-ce pas le combat de demain de notre société ?

N. M. : Cette opposition bios-mécas est en tout cas un futur que j'explore.

Vivant-Machine constitue le couple de prédilection de la science cybernétique des années 40-60 que l'on a en grande partie oubliée en dépit de son extraordinaire diffusion (dilution) dans le monde des idées d'aujourd'hui – en France, on connaît mieux le structuralisme, le systémisme et l'école de Palo Alto, qui sont pourtant les enfants légitimes de la cybernétique. Ce mouvement intellectuel et scientifique de la cybernétique a effacé la vieille distinction vie-machine, assimilant la vie à un principe informationnel et faisant de l'intelligence humaine un simple moteur de traitement de l'information complexe. Elle a détruit toute différence de nature entre vivant et machine. Nous sommes ainsi devenus symboliquement et psychologiquement compatibles avec les machines. Et surtout, c'est mon intuition, nous sommes devenus compatibles avec la pensée-machine. Il n'y a aucun hasard au fait que certains chercheurs conçoivent aujourd'hui l'univers comme une simulation informatique. C'est une conséquence logique d'un changement de paradigme où la pensée machine devient prégnante (urbanisme d'une grande ville, informatique d'une multinationale, réseau et mécanique de création monétaire, etc.) et où l'être biologique pensant est vu comme un "système" d'informations parmi d'autres (ce que Matrix a si bien mis en images). L'individu y est une interface, un élément. Conséquence collatérale : il devient économiquement interchangeable.

D'où la question : y a-t-il malgré tout quelque chose qui distingue la vie et l'intelligence portée par la vie ? Quand, en 1943, Erwin Schrödinger envisage la question : "Qu'est-ce que la vie ?", il propose une définition fondée sur la capacité provisoire de la vie à échapper à l'entropie qu'il assimile à la mort. Dans cette définition, un organisme vivant se définit par sa capacité à se nourrir d'entropie négative. Cette définition n'a cessé par la suite d'être affinée. Pour Jean-Pierre Dupuy, la capacité d'auto-organisation des être vivants "résulte de leur capacité de faire face à des agresseurs aléatoires, par désorganisation suivie de réorganisation à un niveau de complexité plus élevé." (Évidemment, dans le cas contraire, la vie échoue). Autrement dit, la vie intègre le "bruit" et invente une nouvelle forme organisée, plus complexe, échappant ainsi, durant un temps, au désordre et à sa fin. Je ne peux à ce sujet m'empêcher de noter la correspondance, très forte, avec le couple Ordre/Chaos cher à Michael Moorcock (dans le cycle d'Elric et celui de Jerry Cornelius).

Dans Treis, altitude zéro, j'envisage vie et machine comme deux principes d'évolution qui se confrontent aux phénomènes de complexité et d'émergence. La machine peut-elle être créée par la vie, sans interface humaine ? La vie peut-elle trouver un chemin d'émergence au cœur de la machine ? Où va l'intelligence organique ? À quoi mène l'intelligence synthétique ? Quels sont leurs potentiels respectifs et croisés d'évolution ? Triple A est sans doute le personnage qui va le plus loin dans cette confrontation : ce sur quoi se conclut le livre, mais pas l'histoire ni ma recherche, qui appellent un troisième roman.

Triple A est en quelque sorte le maillon entre bios et mécas. On ne sait d’ailleurs pas de quel côté il bascule. En revanche, on constate dans Treis, altitude zéro que les deux lignes d’évolution (machine ou humain) ne peuvent finalement pas vivre ensemble. Leur coexistence débouche sur un conflit. Est-ce la coexistence de ces deux intelligences (d’origine différente) qui cause l’impossibilité de vivre pacifiquement ? L’une des deux races doit-elle finir par dominer l’autre pour arriver à un équilibre ?

N. M. : Y a-t-il une différence ontologique entre la pensée machine et la pensée vivante ? Je crois que oui, bien qu'elles aient en partage des élans dynamiques, telle que la capacité d'émergence (le Seuil). Néanmoins, aucun mur n'est infranchissable (ce que croit Triple A !). Au-delà de l'essence de ces deux formes cognitives, il y a un conflit latent d'évolution. Les machines évoluées et les êtres vivants n'ont pas les mêmes besoins, ni les mêmes contraintes, que ce soit énergie, en territoire ou en temps. Je propose une réponse à cette question, mais elle apparaîtra plus évidente dans le dernier tome du cycle.

Tu reprends les personnages des Tours de Samarante(Oshagan, Cinabre et Triple A). L’histoire étant différente, la ville et le fond aussi, était-ce nécessaire de les faire revivre une autre aventure, d’autant qu’Oshagan était censé être mort ? Triple A était-il destiné dès les Tours de Samarante à être le chaînon ?

N. M. : "Mes" personnages m'ont toujours paru exister par eux-mêmes. Déjà longtemps avant que je ne commence à écrire. Ils ont leur vie propre. Je chronique leur histoire au fur et à mesure qu'elle m'apparaît. En fait, je conçois mon travail comme une recherche. Je cherche ce qu'il leur est arrivé, loin dans ce futur peut-être improbable, qui est pourtant, pour moi, hurlant de vrai. Si Oshagan, Cinabre et Triple A ne devaient jamais exister, c'est que nous aurions pris une autre direction sur les embranchements infinis des mondes possibles. Ils n'en vivraient pas moins, ailleurs, dans un univers en décohérence avec le nôtre. C'est ainsi que je vois les choses. Mention spéciale pour Triple A : ce gamin est un passe-muraille. Je te fais une confidence : Triple A n'était pas sensé survivre à plus de trois chapitres ! Il a survécu, maintenant, à deux romans ! Celui-là n'a jamais cessé de me surprendre. 

Sur quoi travailles-tu actuellement ?

N. M. : Je prépare l'écriture d'un roman dont je ne souhaite pas dire trop, sinon qu'il se situe dans un futur proche en Europe et qu'il s'agit d'un roman essentiel pour moi, au croisement de beaucoup d'interrogations. Plusieurs personnages  sont déjà là. 
Et dans le même temps, je prends une grande bouffée avant de replonger vers la terre de Treis et de Samarante, pour l'ultime chronique de la trilogie.

(1) : Les tours de Samarante, 2008 (éd. Denoël)
(2) : Treis, altitude zéro, 2011 (éd. Denoël)

Entretien réalisé par email du 31 mars au 20 avril 2011.

Auteur : Manu B.
Publié le samedi 30 avril 2011 à 14h00

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