Entretien avec Romaric Briand
Auteur du jeu de rôle Sens

Entretien quelque peu particulier aujourd'hui en ce que Romaric Briand n'est pas un professionnel du jeu de rôle au sens le plus largement entendu. Son jeu, Sens renaissance, existe ainsi à la fois en PDF (gratuit) ainsi que dans un format papier publié au compte d'auteur (payant).
Vincent L : Commençons par le commencement : pouvez-vous vous présenter, nous décrire votre parcours et notamment ce qui vous a amené au jeu de rôle ?
Romaric Briand : Je dirais que, comme beaucoup de gosses de ma génération, mes parents m’ont interdit la télévision… donc je jouais aux Legos espace... cette activité amène nécessairement à construire et à imaginer des mondes. Par la suite, j’ai découvert les jeux vidéos et le jeu de carte Magic, l’assemblée. Toutes ses activités m’ont amené vers le jeu de rôle. Je me suis passionné pour ce jeu qui allie parfaitement l’imaginaire, le social et le langage. Pour moi le jeu de rôle est une activité humaine très riche. Je pense pouvoir dire que les quelques qualités dont je dispose proviennent toutes du jeu de rôle.
Ma mère est morte lorsque j’étais au collège. J’ai donc été naturellement amené à me poser pas mal de questions sur le monde et la place de l’être humain dans l’univers. Après mon BAC ES, j’ai choisi de faire des études de philosophie pour en découdre avec toutes ces questions. Je me suis spécialisé dans la philosophie du langage, dans la philosophie des mathématiques et surtout dans la métaphysique. J’ai travaillé, pour mon MASTER, sur le philosophe Wittgenstein et sur le concept de « Monde ». Je suis toujours à la faculté de Rennes I à l’heure actuelle. Je travaille depuis quatre ans, en philosophie analytique, avec le groupe de recherche de Pascal Ludwig et Filipe Drapeau-Contim : le LAGON (contraction des notions « langage et ontologie »). Je suis aussi professeur, à Saint Malo, dans une entreprise privée de cours à domicile.
Vincent L : Comment vous est venue l'idée de Sens ?
Romaric Briand : C’était lors d’une conférence donnée au collège sur la cécité. Un aveugle de naissance répondait aux questions d’une centaine de collégiens. Un camarade lui a demandé comment il voyait le jaune. C’était mal exprimé. Mais l’aveugle a répondu naturellement que, pour lui, le jaune correspondait à la forme de l’œuf. Cette réponse est restée gravée dans ma mémoire. Par la suite, je me suis dit que le monde d’un aveugle devait être foncièrement différent du nôtre. Notre conception du monde est entièrement bornée par cinq sens. Si nous pouvions développer d’autres types de sensation nous serions en mesure de découvrir d’autres mondes. Il est tout à fait concevable que plusieurs civilisations, ayant des sens différents, coexistent sur une même planète. N’ayant pas les capacités de se rencontrer, chacun ignore l’autre comme s’il n’existait pas. C’est ainsi que m’est venue l’idée de Sens : une entité possédant tous les sens. Une entité divine ayant créée les autres mondes en prenant soin de distribuer les sensations.
Au départ, le jeu de rôle Sens Renaissance est à la croisée des chemins entre trois jeux vidéo : Final fantasy VII, Star Océan et surtout Super Métroïd. A l’origine, le jeu était simplement un melting-pot de ces trois univers. Le concept initial n’était quasiment pas développé.
Par la suite, Je suis rentré en faculté de philosophie à Rennes. Mes études ont bouleversé ma vision du jeu de rôle. Le mot « Sens » désigne non-seulement la sensation mais il désigne aussi l’orientation que prennent nos pensées : nous parlons du « sens » des mots, des phrases ou du monde. Enfin, la découverte du philosophe Ludwig Wittgenstein m’a montré qu’il existait plusieurs liens entre le monde et le langage, entre les propositions et les faits, entre nos observations et la manière dont nous en parlons. Les sensations limitent notre monde, et le « sens » du langage le limite d’avantage. Il nous est par exemple impossible d’exprimer des « non-sens ». Nous ne pouvons rien dire en dehors de ce qui est sensé. C’est ainsi que souvent les poètes disent que certaines choses ne peuvent être exprimées par des mots.
Le jeu de rôle consiste en la création, par le langage, d’un monde partagé entre joueurs. Le monde du jeu de rôle et tous les mondes imaginés sont des conséquences du langage. Dès lors, l’entité « Sens » a pu aussi créer tous les mondes imaginaires (les jeux de rôle inclus). Il existe un lien entre toutes les fictions, le monde réel et le sens. Je pouvais maintenant faire un jeu de rôle de science fiction héroïque et ludique amenant naturellement les joueurs à se poser des questions philosophiques sur la nature du monde et du langage. De plus, il serait maintenant doté de l’antagoniste le plus important pour toutes les fictions.
L’ennemi c’est « Sens ». Celui qui nous donne la possibilité de vivre et d’agir dans un monde sans pour autant nous garantir sa parfaite compréhension. Cet antagoniste recoupe nos idées de Dieu, de Langage et de Monde. C’est l’antagoniste de toutes les fictions, de tous les poètes et de tous les individus vivant dans un monde quel qu’il soit. Le « méchant philosophique » parfait dans la mesure où il donne toutes les possibilités et toutes les questions sans donner les solutions.


Vincent L : Pouvez-vous nous en dire plus sur l'univers et le style du jeu ?
Romaric Briand : L’univers doit amener les joueurs à se poser des questions sur la structure du monde réel. C’est-à-dire des questions du type : Qu’est ce qui structure mon monde ? Qu’est ce qui est nécessaire ? Qu’est-ce que le hasard ? Pourquoi y a-t-il un monde ? Quelles sont les différences entre le monde réel et les mondes imaginaires ? Etc. La meilleure manière de poser toutes ces questions à des joueurs et de toucher une majorité de personnes, c’est de partir d’un débat que tout le monde connait. J’ai choisi de lancer le jeu sur le débat entre la Liberté et le Déterminisme.
Dans Sens Renaissance les joueurs se battent contre Myphos Quadria un partisan du destin et du déterminisme. Celui-ci a créé une machine capable de donner objectivement tous les faits du monde réel. La machine de Myphos a créé un monde synthétique baptisé « ombre-monde ». Cet ombre-monde évolue comme le monde réel. Grâce à sa vision de l’ombre-monde Myphos peut percevoir tous les faits du monde réel. Il accède ainsi à l’omniscience. Il observe le monde et prend donc les meilleures décisions jusqu’à devenir un tyran politique.
Pourtant certaines personnes, les joueurs (appelés "Bugs"), vont naitre dans le monde réel sans naitre dans l’ombre-monde. Ils vont ainsi pouvoir échapper au contrôle de Myphos Quadria. Ils joignent les rangs d’une Résistance défendant la liberté. Ce pitch simple permet de retomber sur des notions connues de tous. Nombreuses sont les fictions mettant en scène ce combat. On peut citer des mangas comme « Escaflowne » ; des films comme Matrix, des livres comme Dune ou encore . Ce qui est important c’est que le joueur ne se sente pas perdu dès le début de l’histoire. On peut ensuite le plonger plus facilement dans un univers beaucoup plus complexe qu’il n’y parait.
Vincent L : Le jeu fonctionne sur quel type de système ?
Romaric Briand : Le jeu se joue sans dés. On ne peut pas faire un jeu sur le déterminisme en y incluant du hasard. Il y a 6 caractéristiques (aussi appelées « Runes ») qui se combinent pour être comparées entre elles (par exemple, la Rune de « Mort » et la Rune « Vie »). Si je veux frapper quelqu’un, pour réussir mon action, il faut que ma caractéristique « Mort » soit supérieure à sa caractéristique « Vie ». De plus, il y a des façons d’augmenter ses Runes momentanément en faisant jouer des faits.
En effet, chaque personne dans le jeu est définie par des « faits ». Par exemple : « je suis fort », « je me suis entrainé au combat », « je hais monsieur X », etc. Ces faits peuvent aider pour la résolution de certains conflits, lorsque les actions deviennent difficiles.
A la fin de chaque scène, le maître de jeu donne des points d’immersion. Si un joueur reçoit beaucoup de point d’immersion c’est qu’il a bien joué son personnage. Inversement, s’il en reçoit peu c’est qu’il a perturbé le jeu avec des blagues hors-jeu ou ce genre de choses. Ces points d’immersion renforcent les Runes du personnage. Il est donc intéressant de bien jouer.
Ce qui surprend les joueurs généralement c’est la présence d’une fiche de personnage pour le joueur. Le joueur doit inscrire non-seulement les faits de son personnage, dans l’univers de Sens, mais aussi ses propres faits, dans le monde réel. Les faits du personnage sont appelés « faits de Simulacre » les faits du joueur sont appelés les « faits de Cellulis ». Les faits du joueur servent pour réussir automatiquement une action et généralement de manière spectaculaire. Un joueur peut, par exemple, avoir noté sur sa fiche, dans ses faits de Cellulis : « je suis un fan de Star Wars ». Ainsi, il pourra, en dépensant des points d’immersion, faire en sorte que son personnage utilise la célèbre « Force ».
Ce genre de système doit en principe amené les joueurs à comprendre que Sens est un jeu de rôle ancré dans la réalité. Ce n’est pas un jeu de rôle sans danger. Il ne faut pas être mal dans sa peau quand on commence ce jeu. En effet, celui-ci doit logiquement amené les joueurs aux frontières de la fiction et de la réalité.

Vincent L : Ne craignez vous pas, qu'a l'instar de Nobilis - à qui votre jeu fait penser sur certains aspects - Sens soit étiqueté "jeu de rôle élitiste" ?
Romaric Briand : Je ne crains pas du tout cette étiquette pour plusieurs raisons. Premièrement, celui qui donnera cette étiquette à Sens aura bien compris l’esprit de Sens en tant que personnage de fiction. Sens est profondément élitiste. Dans Sens Renaissance il affirme son élitisme avec fierté en disant que certaines personnes valent quelque chose, en ceci quelques sont actives et créatives, les personnages joueurs, et que les autres ne font partie que du décor, les personnages non-joueurs, passifs.
Deuxièmement, le jeu en lui-même n’est pas écrit de manière complexe. Si l’on pense que le jeu, en lui-même, est élitiste c’est que l’on n’a pas essayé de le lire. Beaucoup de personne non-instruites en matière de philosophie m’ont dit avoir pris du plaisir à le lire tout en l’ayant parfaitement compris.
Troisièmement, si l’étiquette « élitisme » signifie un jeu intelligent ça ne me dérange pas le moins du monde. Au contraire même, je le prendrais plutôt comme un compliment.
Enfin, Sens peut se lire de plusieurs façons. On peut tout à fait jouer au jeu sans trop de philosophie juste en accomplissant des missions, pour la Résistance, avec des armures. Je me suis essayé au double langage. On peut le lire le jeu comme une bataille warhammerienne épique avec des gros personnages qui tâchent, ou bien comme un jeu de rôle philosophique.
En ce sens, il n’est pas sans rappeler le jeu de rôle Agone. Lui aussi est élitiste sur de nombreux point. Avoir « la flamme » dans Agone signifie être joueur et être meilleur que les autres. Etre Personnage non-joueur signifie être un agent du masque, faire partie du théâtre, faire partie du décor. Agone possède un double langage lui aussi. On peut y jouer comme un médiéval fantastique épique ou bien comme un jeu poétique et métaphorique. Qui sait ? Dans le monde, peut être y-a-t-il vraiment des ternes et des inspirés.
Vincent L : Sens est actuellement prévu pour être une héxalogie. Pouvez vous nous en dire plus sur le suivi de la gamme ?
Romaric Briand : Effectivement six bases paraitront : Sens Renaissance, « Sens Mort », « Sens Néant », « Sens Cosmo », « Sens Chaos » et « Sens Création ». Les quatre premières sont déjà écrites. Je souhaite me laisser le temps de créer à mon rythme pour produire un travail de qualité. De plus, j’aimerais ajouter à chacune des romans et des suppléments. Je ne peux pas vraiment donner de date pour chacune. Mais je peux dire assez facilement qu’au moins une partie de « Sens Héxalogie » sortira tous les ans.

Vincent L : Le jeu est actuellement publié à compte d'auteur dans un format livre de poche. Pourquoi avoir décidé de sauter le pas et de passer d'un PDF téléchargeable à un livre ?
Romaric Briand : Je n’ai pas vraiment sauté le pas dans la mesure où le PDF et le livre sont sortis en même temps. Je ne suis donc pas passé de l’un à l’autre. Ce qui m’a motivé à diffuser le jeu en PDF c’est la gratuité et l’accessibilité du produit. Enfin, pour les gens qui souhaitent un confort de lecture, je souhaitais qu’une version papier soit disponible.
Vincent L : Une édition papier a-t-elle favorisé la promotion de Sens vis à vis du public, ou le PDF reste t-il "meilleur marché" ?
Romaric Briand : Il y a deux facteurs qui ont favorisé l’évolution de Sens Renaissance. Le premier c’est la présence d’un PDF, accessible et gratuit, qui a créé une polémique sur des forums comme Casus No ou SDEN. La deuxième c’est ma présence sur de nombreuses conventions. Les gens ont alors pu jouer au jeu et constater son potentiel réel. Les livres, sur les conventions, ont joué un rôle très important. Ils montraient que le jeu était réel et terminé. Beaucoup de jeu de rôle se développent sur le net. On peut trouver des PDF de tout et de n’importe quoi ; mais très peu sont jugés achevés. Tant que le jeu n’est pas sorti en livre, il semble qu’il n’existe pas vraiment et qu’il demeure un projet. Le livre Sens Renaissance apporte du concret et du sérieux au projet. Le PDF et le livre apportent tous deux leurs avantages. Selon moi, lorsque l’on veut créer un jeu de rôle il faut la gratuité du pdf et la réalité du livre.

Vincent L : Sortons de l'univers de Sens pour parler du jeu de rôle en général, quel regard portez-vous sur le jeu de rôle en France actuellement, à la fois comme hobby, mais également comme activité commerciale ?
Romaric Briand : Je considère que le jeu de rôle n'est pas une activité commerciale. Personne ne se lance vraiment dans le jeu de rôle pour gagner de l'argent, en France. Cette activité est très peu rentable. Personnellement, je sais que je ne gagnerai rien avec Sens. Pour l'instant, cette activité me coute plus qu'elle me rapporte sur le plan financier. En revanche, cette activité rapporte sur le plan des rencontres et des relations. Le jeu de rôle n'est pas une activité commerciale, c'est une activité sociale. Sens m'a couté de l'argent mais m'a rapporté énormément sur le plan personnel. Au niveau de l'écriture, de la clarté, de la manière d'exprimer ses idées, etc. le jeu de rôle est un Eldorado.
Le jeu de rôle doit être gratuit sur internet. Nous apportons ainsi au net et nous pouvons acquérir le droit qu'il nous apporte quelque chose en retour. Je suis donc pour le téléchargement gratuit de toutes les ressources culturelles sur internet. C'est un échange. J'apporte mes jeux gratuitement et en échange j'obtiens le droit de télécharger gratuitement les créations des autres. C'est avec cette éthique que je travaille. Je déteste toutes les politiques de profits autour des créations culturelles.
J'ai dit beaucoup de bêtises au sujet des rolistes à mes débuts sur le net. Je les ai traité de tous les noms à une époque. Cela m'a valu une réputation d'élitiste colérique stupide. C'était une de mes plus grosses erreur. Maintenant que je fréquente les conventions, je m'aperçois chaque jours de la stupidité de mes propos. Neuf rolistes sur dix sont des gens géniaux, imaginatifs et créatifs. Ce sont de grands enfants et tant mieux ! Les enfants s'émerveillent de tout et restent curieux en toutes circonstances. Ce sont là de grandes vertus que les rolistes possèdent.
Le jeu de rôle et les rolistes se portent très bien. Toutes ces histoires de mort-du-JDR sont délirantes. L'activité est croissante sur internet et les conventions sont selon moi de plus en plus fréquentées. Il y a des jeunes pour prendre le relais. En tant que professeur, je m'en rend bien compte. Que ce soit par le biais des mangas, des jeux vidéos, du cinéma ou de Harry Potter, les enfants sont attirés par l'univers du jeu de rôle. Sur le plan universitaire on voit de plus en plus de thèses sur le jeu de rôle, en sociologie, en philosophie, en psychologie, etc. C'est une activité an plein essor.

Pour en savoir plus : Le site officiel du jeu
Le forum officiel du jeu La fiche SFU de Sens Renaissance

Auteur : Vincent L.
Publié le mercredi 22 octobre 2008 à 21h15

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    "J'ai dit beaucoup de bêtises au sujet des rolistes à mes débuts sur le net."

    (rires)

    Sur ce plan là tu demeure d'une constance remarquable. Tes betises tu continues à en vomir sur les forum. Et à la pelle.
    Timer, le 13 janvier 2009 20h35

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