Rencontre avec... Mélanie Fazi
Après la sortie de ses deux derniers recueils Serpentine et Notre Dame aux écailles

Mélanie Fazi n'est plus à présenter. Primée l'an dernier pour ses talents de traductrice, elle auparavant été récompensée pour ses talents de nouvelliste. C'est à l'occasion de la sortie de son recueil Notre-Dame-aux-Ecailles et la réédition de son recueil Serpentine aux éditions Bragelonne qu'elle nous a accordé une interview. Retour, pour l'occasion, sur l'ensemble de son oeuvre.

© Photo de Vinciane Verguethen
Oman: Bonjour Mélanie. Tu écris déjà depuis une quinzaine d’années. Tu es également titulaire d’un DESS de traduction littéraire. Nous savons que l’imaginaire n’est pas considérée comme un genre « sérieux » dans la littérature et pourtant tu t’y es dirigée, je dirais, presque naturellement. Peux tu nous expliquer pourquoi ?
Mélanie Fazi: Par goût, tout simplement. Je crois que ça m’a toujours parlé, j’étais déjà attirée par les histoires de fantômes ou de sorcellerie quand j’étais petite. J’ai souvenir de déclics successifs à l’adolescence, d’abord la lecture du Seigneur des Anneaux à onze ans, sans doute le plus gros choc de lecture que j’aie jamais connu, puis une période SF à quatorze ans avec des auteurs comme Dick et Asimov. Ensuite je suis passée au fantastique avec King puis Lovecraft… J’aurais du mal à expliquer pourquoi, je crois que j’aime la façon dont le fantastique, la fantasy et la SF, chacune à sa façon, produisent des images marquantes qui parlent de notre monde et de notre vie sous un angle différent. À propos de ce DESS d’ailleurs, il y a un détail que je trouve intéressant : sur une promo de treize étudiants, nous étions trois à nous passionner pour l’imaginaire. Moi, plutôt pour le fantastique, les deux autres pour la SF. Pas mal d’étudiants de la promo ont renoncé ensuite à traduire, mais on a réussi tous les trois à se placer dans le domaine de l’imaginaire : Nenad Savic traduit pour Bragelonne, Florence Bury pour l’Atalante.
Quelles ont été tes influences ? Quels sont tes romans préférés ? Tes coups de cœur du moment ?
C’est curieux mais j’ai du mal à répondre en ce moment à la question des influences et des auteurs préférés, qui revient souvent : j’ai l’impression soit de me répéter, soit de me contredire d’une fois sur l’autre. Le seul auteur que je reconnaisse comme une influence directe, c’est Lisa Tuttle : je lisais ses nouvelles à l’époque où j’ai commencé à écrire et je vois un lien très net. À mes tout débuts, j’ai dû être influencée parfois par Lovecraft, parfois par Anne Rice que je lisais un peu à l’époque… Sinon, j’étais surtout influencée par les films que je regardais (et j’en voyais beaucoup). Concernant la deuxième question, je ne sais pas si j’ai des romans préférés dans l’absolu. Je parlerais plutôt de livres m’ayant marquée à un moment donné : Malpertuis de Jean Ray, Dolce agonia de Nancy Huston, Lignes de vie de Graham Joyce, Le cœur est un chasseur solitaire et Frankie Addams de Carson McCullers, Le Nid de Lisa Tuttle, Les contes de la fée verte de Poppy Z. Brite…
Pour ce qui est des coups de cœur, j’en ai assez peu ces temps-ci dans la mesure où je lis très peu (par manque de temps ou parfois d’envie, puisque je passe déjà ma journée dans les livres). Mais je suis justement plongée dans un livre qui m’emballe vraiment : Le club des petites filles mortes, l’omnibus de Gudule qui vient de sortir chez Bragelonne. Je pensais au départ ne lire que les deux romans que je ne connaissais pas, mais j’ai craqué en feuilletant un de ceux que j’avais déjà lus (quand ils étaient parus sous le nom d’Anne Duguël). Et c’est un vrai bonheur. Moi qui lis de plus en plus lentement, je me retrouve en train de dévorer ce livre. J’adore le style de Gudule, à la fois travaillé et décontracté, j’adore son humour, la noirceur de certains textes et la voix qu’elle adopte quand elle fait parler des enfants comme dans La petite fille aux araignées, un de mes préférés.
C’est en 2000 que tu publies ton premier texte (le nœud cajun). Est-ce qu’à ce moment tu te sens devenir un auteur à part entière ?
Oui et non. C’est très curieux, le moment où on apprend qu’on va publier son premier texte. Il y a très clairement un avant et un après, mais en même temps ça ne change pas notre vie autant qu’on pouvait se l’imaginer. Je crois que je n’oublierai jamais ce jour où j’ai reçu le coup de fil de Daniel Conrad m’apprenant qu’il publiait Le nœud cajun. Le texte est paru un peu plus d’un an plus tard, j’avais encore du mal à y croire… En librairie, je feuilletais régulièrement l’antho pour vérifier que le texte s’y trouvait bien. Mais ensuite, j’ai eu la trouille de ne jamais être capable d’écrire d’autres textes assez bons pour être publiés. Cette peur-là revient régulièrement d’ailleurs, sous diverses formes, notamment celle de voir l’inspiration s’épuiser définitivement. Il a fallu un moment pour que je comprenne que ce texte-là n’était qu’un début, que tout n’allait pas s’arrêter juste après. J’ai eu la chance de recevoir des avis très enthousiastes de collègues à l’époque, ce qui a sans doute aidé. Mais j’ai mis longtemps à me débarrasser d’une impression d’imposture.
Ce qui explique peut-être que tu écrives alors exclusivement des nouvelles, dont certaines sont déjà remarquées par la critique tout comme le lectorat (Matilda reçoit le Prix Merlin) jusqu’en 2003 où est publié Trois pépins du fruit des morts. C’est l’histoire d’Annabelle, une adolescente qui se sent dévêtir de son humanité. Peux-tu nous dire un mot de ce premier roman ?
C’était au départ une nouvelle que j’ai dû retravailler parce qu’elle ne fonctionnait pas. Elle reprenait grosso modo les éléments de la première partie. Plus tard, j’ai eu un déclic pour prolonger l’histoire et je me suis retrouvée en train d’écrire un roman. Ce n’est pas vraiment le premier dans le sens où j’avais déjà un brouillon d’Arlis des forains, mais c’est le premier livre que j’ai abordé en me disant clairement : cette fois, j’essaie d’écrire un roman. J’y ai mis pas mal de choses personnelles (que je n’avais pas forcément vues sur le moment). Annabelle ressemble beaucoup à l’adolescente que j’étais. Je n’ai jamais été anorexique par exemple, mais j’étais moi aussi très secrète et pas mal décalée. Et passionnée de mythes grecs. Peu de temps avant de le rédiger, j’avais relu Frankie Addams et je crois que ça m’avait influencée. J’adore la façon dont Carson McCullers a créé ce personnage d’adolescente ingrate avec ses problèmes, ses contradictions, ses envies et ses peurs : Frankie sonne extrêmement juste, c’est un portrait vraiment saisissant, mais du coup, elle n’est pas très sympathique. Annabelle ne l’est pas non plus, mais ça me paraissait nécessaire.
Tes lectures de Poppy Z. Brite, qui aborde le thème de la déshumanisation d’une manière plus crue, ne t’ont-elles pas influencé pour ton premier roman ?
C’est intéressant, parce que j’ai beaucoup lu Poppy Z. Brite à un moment donné, et je pense qu’elle m’a effectivement influencée – « Le nœud cajun » lui doit beaucoup (mais cette nouvelle doit beaucoup à tout un tas de gens). Par contre, je n’ai jamais pensé à elle par rapport à ce roman, d’une part ; et d’autre part, si ce thème est présent chez elle, je n’y ai jamais vraiment réfléchi. Ce n’est pas quelque chose qui m’a marquée dans ses livres. Je me demande si justement, je n’adorais pas son côté très humain… Je lisais ses premiers livres pour la beauté de l’écriture et la noirceur des ambiances, je lis maintenant les plus récents pour son portrait de La Nouvelle-Orléans et sa façon de parler de gastronomie. J’ai pensé à elle aussi en écrivant ma nouvelle « Mardi gras », qui se passe à La Nouvelle-Orléans : quand j’ai visité la ville il y a deux ans, j’avais en permanence ses livres en tête, tellement sa description est juste. La ville ressemble vraiment à ce qu’elle en montre dans ses livres.
Mais pour en revenir à la question, je ne pense pas qu’elle ait eu la moindre influence sur ce roman. Cela dit, je peux me tromper. Je ne sais pas d’où est venu ce thème de la déshumanisation, peut-être de réflexions plus personnelles… Je me suis aperçue récemment qu’il revenait souvent dans ce que j’écris. Et dans Trois pépins, ça semblait bien coller au thème de l’adolescence. Je garde de la mienne le souvenir d’une perte de repères qu’on ne comprend pas bien et qu’on n’a pas souhaitée : le corps se transforme, les gens vous traitent différemment, et tout ça vous échappe. De là à imaginer une fillette qui désire être morte pour ne plus grandir, il n’y a qu’un pas.
Contrairement à Annabelle, Arlis (Arlis des forains) a envie de vivre une vie qu’il n’a pu avoir, pour les raisons qu’on découvre dans le roman. Après la déshumanisation, n’est-ce pas une espèce d’humanisation dont rêve Arlis, un désir d’une vie normale ?
Plus que d’humanisation, j’aurais parlé d’intégration. Là où Annabelle se met de plus en plus à l’écart des autres, Arlis cherche au contraire à devenir comme eux. Je n’y avais pas pensé, mais il y effectivement un effet miroir. Leur principal point commun, outre leur âge, c’est finalement le sentiment d’être déracinés : Arlis, parce que c’est un enfant trouvé, recueilli par les forains, et Annabelle parce qu’elle est originaire d’une famille grecque installée en France et qu’elle s’interroge sur ses origines. Ce qui les distingue en revanche, c’est la manière dont ils réagissent à ce déracinement et la nature de leur quête d’identité. Annabelle rêve d’un prénom grec et cherche à devenir « autre », Arlis s’invente une autre vie et se demande comment l’avait appelé sa vraie mère. Elle veut devenir différente, lui ne rêve que de normalité.
C’est aussi dans Arlis des forains qui, chronologiquement est finalement ton premier roman, que l’on retrouve aussi un adolescent –du moins un pre-adolescent. Arlis est un enfant déraciné, adopté par les forains. Pourquoi as-tu voulu placer le lecteur à la place de ce gamin de onze ans (ce qui est assez difficile) ? C’est un procédé que tu utilises également dans en forme de dragon (Notre-Dame-Aux-Ecailles). Le point de vue des enfants est-il plus intéressant à travailler que celui des adultes ?
Ce n’est pas que j’aie cherché à placer le lecteur dans la peau d’un gamin de onze ans, c’est plutôt que ce gamin est devenu le personnage central du roman et que je ne pouvais raconter l’histoire qu’en adoptant son regard et sa voix. C’est moins une question d’effet à produire que de besoin de me mettre à la place des personnages. J’ai du mal à écrire à la troisième personne, la première est beaucoup plus naturelle pour moi.
On me fait remarquer que j’écris souvent sur l’enfance et l’adolescence (un peu moins en ce moment) et je ne sais pas vraiment à quoi ça tient. J’imagine qu’on ne se détache jamais vraiment de son enfance et qu’on a toujours des comptes à régler avec elle. J’aime beaucoup cette phrase de Gudule que j’ai lue récemment dans Gargouille (un des romans du Club des petites filles mortes) : « Finalement, on reste toute sa vie une petite fille qui a peur du noir, qui joue à la poupée, qui croit aux fées et attend le Prince charmant. Mais on est la seule à le savoir... » Mais d’un point de vue littéraire, c’est vrai que c’est intéressant d’adopter le regard d’un enfant, à cause du décalage entre le monde que connaissent les adultes et la façon dont les enfants le perçoivent sans bien comprendre le fonctionnement des grandes personnes. C’est intéressant d’essayer de retrouver ce regard particulier.
Penses tu qu’en tant qu’adultes, nous ne savons plus voir le monde vu par les yeux d’un enfant, que le monde n’est plus aussi fantastique ?
Je ne crois pas. Certains gamins sont plus rêveurs que d’autres, par nature, et le resteront une fois adultes. Je trouve que le regard poétique de l’enfant confronté au regard trop terre-à-terre de l’adulte est un cliché. Ce qui est vrai en revanche, c’est que la vision qu’un enfant a du monde peut sembler poétique aux yeux des adultes, justement parce qu’ils n’ont pas du tout la même expérience du monde et la même perception de ce qui les entoure. Selon le contexte, ce décalage peut donner lieu à des situations comiques, poétiques ou créer au contraire un certain malaise – les enfants perçoivent pas mal de choses, derrière le comportement des adultes, qu’ils sont incapables de nommer. Des choses qui peuvent leur paraître absurdes ou terrifiantes.
L’histoire d’Arlis se passe aux Etats-Unis ? Pourquoi ne pas l’avoir placée en France, que tu dois connaître beaucoup mieux, en fin de compte ? (Je ne me souviens avoir lu de nouvelle ayant explicitement lieu en France, d’ailleurs)
Ma nouvelle « Petit théâtre de rame » se situe explicitement dans le métro parisien, sur la ligne 5. Sinon, je considère que mes textes, sauf mention contraire, se situent en France, mais je n’éprouve pas le besoin de le préciser. D’autant que les décors que j’imagine ne sont pas forcément des lieux existants. Si je décris une aire d’autoroute comme dans « Nous reprendre à la route », je ne pense pas à un endroit particulier, c’est un décor imaginaire qui renvoie le lecteur à ses propres souvenirs de ces endroits-là, je le laisse se construire des images à partir de là. C’est plus un décor archétypal qu’autre chose. J’ai du mal à écrire sur des lieux plus précis, j’ai toujours peur de me tromper. Quand j’ai mis en scène La Nouvelle-Orléans dans « Mardi gras », j’ai pris soin de ne décrire que des lieux que j’avais vus par moi-même.
Pour Arlis des forains, je vois ça maintenant comme une erreur de jeunesse. D’autant que je sais m’être pas mal trompée dans les détails. Je suis fascinée depuis longtemps par le Sud des Etats-Unis et les ambiances qu’on y associe, toute cette imagerie « Southern Gothic ». En 1998, j’ai voulu m’amuser à y situer un texte et ça a donné « Le nœud cajun ». J’ai voulu recommencer l’année suivante et j’ai posé les bases d’Arlis des forains. Quand le roman est paru, j’avais déjà renoncé à écrire sur des lieux que je ne connais pas, mais le livre avait son identité, je n’aurais jamais pu le transposer ailleurs. À l’époque, j’avais encore beaucoup de mal à écrire sur un décor proche de mon quotidien. Ça m’est devenu beaucoup plus naturel ensuite.
Tu disais aussi que le roman était un exercice long et éprouvant. Est-ce aussi par manque de temps ? Est-ce pour cela que tu sembles n'écrire que des nouvelles depuis Arlis des forains?
Non, le temps n’a jamais été un problème. À la limite, mon rythme d’écriture est plus rapide sur un roman que sur une nouvelle (le premier jet de Trois pépins, je l’ai écrit en six semaines à peine, tout en ayant un boulot à temps plein à côté). Mais le roman n’est vraiment pas un exercice naturel pour moi et je ne sais même pas si j’ai envie d’y revenir. Mon format préféré a toujours été la nouvelle. C’est curieux, mais on me pose souvent la question en ces termes. Et ça me surprend toujours : pas le fait que les gens s’étonnent que je publie peu, mais le fait qu’ils en déduisent aussitôt que c’est par manque de temps, sans penser que ça puisse être tout simplement mon rythme d’écriture normal. Depuis l’âge de 17 ans, mon rythme est resté constant : exception faite des deux romans qui sont un cas à part, j’écris généralement entre trois et cinq nouvelles par an. C’était le cas quand j’étais étudiante et que j’avais beaucoup de temps libre ; idem quand j’étais salariée et que mon travail me prenait toute mon énergie ; idem depuis que je suis traductrice et que je travaille chez moi. J’imagine que ça peut faire sourire, mais si j’écris cinq nouvelles publiables sur un an, je considère que c’est vraiment une très bonne année. Une nouvelle, pour moi, ce n’est pas l’affaire de quelques jours, c’est un cycle qui s’étale sur plusieurs semaines. Un ou deux mois, généralement. D’abord attendre que l’idée mûrisse (c’est la phase la plus longue), puis passer à la rédaction, relire et corriger, faire lire autour de moi, relire et corriger à nouveau… Alors seulement je peux passer à autre chose. Mais je n’arrive pas à enchaîner les nouvelles, il y a toujours une pause entre deux. Surtout que l’inspiration ne vient pas sur commande.
Il y a une chose qui m’a pas mal surprise depuis que je publie, et qui me surprend encore régulièrement. Quand j’ai commencé à écrire sérieusement vers 17 ans, j’ai trouvé assez naturellement un genre dans lequel je me sentais à l’aise (le fantastique), un format (la nouvelle) qui me convenait bien, j’ai découvert progressivement quel était mon rythme de travail… Mais depuis quelques années, j’ai l’impression d’être à contre-courant des attentes des gens (aussi bien lecteurs que professionnels de l’édition). Parce que j’ai choisi le fantastique et la nouvelle, mais aussi parce que j’écris peu. J’ai souvent l’impression que des choix et habitudes qui me semblent naturels paraissent bizarres aux yeux de pas mal de gens. Concernant la question du rythme, ce sont plutôt les auteurs capables de publier un livre par an qui me font halluciner. Je me demande comment ils parviennent à enchaîner les projets sans jamais s’essouffler. Je sais que j’en serais incapable.
Ton recueil Notre-dame-aux écailles vient de sortir aux éditions Bragelonne, en même temps que la réédition de ton premier recueil Serpentine. Y vois-tu une différence entre ces deux recueils ? Dans le style, dans les thèmes, dans le ton ? Peux-tu parler d'évolution en bien entre ces deux périodes ?
Il y a une évolution, assez nettement. En même temps, c’est curieux que ça ressorte de manière si flagrante puisque les deux recueils reprennent des textes écrits à différentes périodes. Notre-Dame-aux-Ecailles couvre une période de neuf ans et reprend des textes assez anciens (« Le nœud cajun », « En forme de dragon »). Donc c’est très hétéroclite, finalement. Je pense que la tonalité générale du deuxième recueil est plus légère, plus en demi-teinte. J’y vois peut-être aussi plus d’assurance, dans la manière d’écrire en tout cas. Au niveau des thèmes, je pense que je tourne toujours plus ou moins autour des mêmes – c’est le cas de tous les auteurs, me semble-t-il, et ça se précise petit à petit au fil des publications. J’en aborde certains sous un angle différent, d’autres évoluent… Par exemple, vers 28 ou 29 ans, alors que je cogitais pas mal à l’approche de la trentaine, j’ai constaté que j’écrivais beaucoup sur la maternité. Mais aussi que le thème de la métamorphose revenait encore plus que d’habitude – ce qui était, pour le coup, plus intrigant.
On a qualifié Serpentine de gothique, de sombre. J'ai trouvé au contraire que Notre-dame-aux-écailles était plus chaud, plus clair. Tes textes correspondent-ils à une humeur, un passage de ta vie plus ou moins marquant, à l'impulsion du moment ?
Je pense effectivement que ça doit refléter une évolution personnelle. Je trouverais inquiétant d’écrire les mêmes textes à trente ans qu’à vingt. On m’a déjà fait remarquer cette différence d’ambiance entre les deux recueils, mais je la soupçonnais moi-même. On me dit parfois que ces textes récents ont moins d’impact, qu’ils sautent moins à la figure du lecteur. Certains le regrettent, d’autres apprécient cette évolution. Plus le temps passe et plus je vois la noirceur de mes premières nouvelles comme quelque chose de très adolescent et d’un peu facile, finalement. Parfois, les textes ne vont pas dans la direction où l’on veut les emmener – je pense par exemple à « Villa Rosalie », dont l’image de départ avait une tonalité sombre, un peu gothique justement, mais qui est vite devenu un texte plus léger. Ça m’a surprise, mais ça fait partie de ce que j’aime dans cette nouvelle. À l’inverse, certains textes deviennent plus sombres que prévu à la rédaction. Mais il faut souvent du recul pour discerner une tendance générale – comme celle qui fait la coloration d’un recueil. Les textes qui sont liés à des événements précis de ma vie sont plus rares que ceux qui reflètent un état d’esprit à un moment donné. Dans Notre-Dame-aux-Ecailles, « Fantômes d’épingles » et « Mardi gras » sont liés à des événements ou réflexions ponctuels, mais ce sont à peu près les seuls.
Comment choisis-tu d'écrire sur tel ou tel thème ? Comment te viens l'inspiration ?
Déjà, ce sera différent selon que le texte est une commande ou une idée qui me vient spontanément. Dans le cas d’une nouvelle qu’on m’a demandée pour un support particulier, il y a souvent des contraintes de thème, très vagues ou plus précises selon les cas. Par exemple, quand j’ai écrit « La cité travestie » pour Emblèmes chez l’Oxymore, Léa Silhol voulait des textes se déroulant à Venise, mais l’appel à textes précisait qu’elle cherchait des ambiances sombres et étouffantes. Pour « En forme de dragon », dans l’antho Rock Stars chez Nestiveqnen, le thème était la musique mais on avait carte blanche à partir de là. Comme je ne voulais pas que mon texte soit une redite de « Matilda » qui parlait d’un concert de rock, je me suis souvenue d’une remarque de l’anthologiste qui m’avait dit qu’il espérait recevoir quelques nouvelles dans lesquelles une chanson serait un élément-clé. Tout est parti de là. L’astuce consiste souvent à jongler entre ses envies/son univers et les contraintes fixées dans le cadre de la commande.
Pour les textes plus « spontanés », c’est très variable. Je choisis rarement un thème, je crois. Sauf quand j’ai envie de partager une expérience personnelle. Après m’être fait tatouer en 2001 par exemple, j’ai su que j’écrirais un jour sur le sujet. Mais il m’a fallu quelques mois avant que la nouvelle « Serpentine » germe à partir de cette envie. Le plus souvent, ce sera une image, un personnage ou un décor. Il est rare que le thème central soit le point de départ d’une nouvelle. Pour « Le train de nuit » par exemple, j’avais des images très précises en tête mais je galérais pour trouver un fil conducteur. Ce qui a fini par devenir le thème de la nouvelle, le motif qui pousse les personnages à partir en quête de ce train, c’est finalement l’élément que j’ai trouvé en dernier, celui qui a donné une logique et une cohérence à ce que j’avais en tête.
Les déclics me viennent souvent en écoutant de la musique, parfois en regardant des films. Je vais être inspirée par une ambiance, par des paroles peut-être, des images vont naître de là. Ensuite, je creuse tout autour, j’attends d’autres déclics, puis une logique se dessine petit à petit. C’est la phase la plus longue et celle qui me donne le plus de mal.
L’écriture serait donc parfois un moyen expiatoire pour toi ? Une libération ?
Oui, comme elle l’est pour tous les auteurs, je pense. Parfois, c’est vraiment cathartique, à d’autres moments ça permet simplement de partager une expérience ou un souvenir dont on n’arrive pas à parler autrement – j’ai toujours beaucoup plus de mal à m’exprimer à l’oral qu’à l’écrit.
Comme bon nombre d'entre nous. J’imagine qu’il est difficile de le faire, mais si tu devais ne retenir qu’une seule de tes nouvelles, laquelle ce serait ? Et pourquoi ?
Très difficile en effet. Je ne peux vraiment pas isoler une nouvelle, ne serait-ce que parce que le rapport qu’on entretient avec un texte change avec le temps. Par exemple, il s’est passé des choses très fortes autour du « Nœud cajun » ou de « Matilda », j’ai eu l’impression que ces nouvelles me portaient bonheur en quelque sorte, mais je m’en suis détachée. J’aime beaucoup « Nous reprendre à la route » qui est, je crois, un des textes les plus appréciés de pas mal de lecteurs de Serpentine. J’aime son ambiance, le rythme de certains passages (au bord de la route notamment), je me laisse prendre au jeu quand il m’arrive de le relire. Parmi les textes plus récents, je ne sais pas. Je suis très attachée par exemple à « Fantômes d’épingles », qui est à ce jour celui dans lequel je me reconnais le plus – telle que je suis là, maintenant, à 31 ans. Je ne sais pas ce qu’il en restera dans quelques années.
Parlons maintenant de ton travail de traductrice. C’est un métier qui t’a valu le Prix Jacques Chambon de la traduction pour Lignes de Vie en 2007. N’as-tu pas « peur » qu’on te reconnaisse plus pour tes talents de traductrice que d’écrivain ?
Non, au contraire. Je sais être assez inégale en traduction – on apprend sur le tas, en faisant des erreurs, et j’ai conscience d’en avoir commis pas mal. J’ai plus d’assurance en la matière depuis quelque temps, peut-être justement depuis Lignes de vie, mais je sais que je maîtrise moins la traduction que l’écriture. Je le sens de toute façon dans les retours que je reçois sur mes différentes activités – en même temps, ça ne veut rien dire, dans la mesure où on considère généralement qu’une bonne traduction est invisible. Je sais que je suis surtout reconnue comme auteur et ça m’étonnerait beaucoup que la tendance s’inverse à l’avenir. Tant mieux : en traduction, j’essaie de progresser parce que je me sens responsable vis-à-vis de l’auteur que je traduis, de l’éditeur et des lecteurs, mais c’est une activité qui compte beaucoup moins pour moi que l’écriture.
Tu sembles être la traductrice exclusive pour les derniers romans de Loïs McMaster Bujold, Graham Joyce et d’un certain nombre de romanciers du fantastique. Peut-on dire qu’avec le temps tu sois plus en phase avec un auteur que tu as déjà traduit ? Le fait d’écrire toi-même dans le même genre t’aide-t-il ?
En fait, je n’ai pas traduit le dernier Bujold, Le couteau de partage : ça ne collait pas avec mon planning. Pour le reste, je ne sais pas si on devient plus en phase avec un auteur qu’on traduit au bout de plusieurs livres. Dès le départ, il y a une affinité naturelle qui se crée ou non avec le style d’un auteur. Pour reprendre tes deux exemples, je me sens beaucoup plus en phase avec le style de Graham Joyce qu’avec celui de Lois McMaster Bujold, même si ce sont deux auteurs que j’ai beaucoup aimé traduire. La série de Chalion m’a donné infiniment plus de mal que les Joyce – et pourtant, les gens s’imaginent l’inverse. Mais j’ai l’impression de me couler beaucoup plus facilement dans l’univers de Graham Joyce. Après, c’est vrai qu’on apprend à connaître le style d’un auteur, ses tics et ses particularités, et que c’est du coup plus facile au deuxième ou troisième livre qu’au premier. Il y a souvent un grand plaisir à se replonger dans l’univers d’un auteur qu’on connaît déjà. J’ai traduit finalement assez peu d’auteurs écrivant dans le même genre que moi, ou ayant en tout cas un style et des thèmes similaires. Les deux premiers qui me viennent à l’esprit sont Graham Joyce, encore une fois, mais aussi Kelley Armstrong dont je traduis une série pour Bragelonne. Je me sens un peu moins à l’aise avec la traduction de livres de fantasy.
Tu parlais tout à l’heure de rythme lent d’écriture. Et pourtant tu traduis trois ou quatre romans par an. Est-ce parce que ce n’est pas la même tâche ?
Ce n’est pas du tout la même tâche, en effet. Dans la traduction, même si ça demande un effort créatif, il y a quelque chose de mécanique : le matériau de base existe, je commence par prendre les phrases une par une pour les traduire en français, je me fixe un nombre de pages à traduire par jour, c’est quelque chose de quantifiable (même si la phase de relecture et recherches l’est nettement moins). Dans l’écriture, ce qui me pose problème, ce n’est pas tellement la rédaction, c’est le moment où je dois créer mon propre matériau : mes propres images, mes propres idées, sans point de départ sinon de vagues consignes dans le cas d’un appel à textes. C’est ça qui me donne du mal. En traduction, les jours où je ne suis pas très inspirée, j’ai toujours le recours de passer rapidement sur certaines phrases en sachant que je les reprendrai plus tard. En écriture, si je n’ai pas d’idées, je ne peux rien faire.
Est-ce que la traduction t’aide pour ton métier d’écrivain ?
Un peu, dans la mesure où elle me permet de nouer des contacts avec les éditeurs – de la même façon que l’écriture me permet à son tour de nouer des contacts pour la traduction. Il m’est arrivé plusieurs fois d’exercer les deux activités pour un même éditeur (comme l’Oxymore ou Bragelonne). Sinon, elle me permet aussi de faire mes gammes au quotidien : je reste dans l’activité d’écriture, je travaille sur le vocabulaire, les sonorités, le rythme, même quand je ne suis pas en train d’écrire mes propres textes.
S’il fallait arrêter l’écriture ou la traduction, saurais-tu faire un choix ?
Difficile à dire. La traduction est mon métier, celui qui me permet de gagner ma vie, et je n’en vois pas d’autre qui m’intéresserait autant a priori. Si l’occasion se présentait d’exercer un autre métier qui me paraisse tout aussi attrayant, peut-être que je franchirais le pas – je veux dire par là que j’apprécie cette activité mais qu’elle ne m’est pas vitale (sauf en termes d’argent). Par contre, je ne vois pas d’autre métier que j’aimerais exercer. Mais si la question sous-entendait « arrêter la traduction pour écrire », je réponds : « jamais de la vie ». Ce serait suicidaire, financièrement parlant : je gagne trop peu avec l’écriture, et je connais assez mes limites pour me savoir parfaitement incapable d’écrire assez pour que ça devienne rentable. Sans compter que je n’ai tout simplement pas envie de passer mes journées avec l’obligation d’écrire pour vivre – je galère déjà assez quand je cherche une idée pour une nouvelle que j’ai promise dans le cadre d’un appel à textes et que la date limite approche.
Pour ce qui est d’arrêter l’écriture, je ne sais pas. Il y a des périodes où j’ai l’impression qu’elle m’étouffe et que la source va finir par se tarir, mais ça revient toujours. Et l’euphorie que j’éprouve quand un texte est prêt à être écrit, ou quand je viens de le terminer, est incomparable. Si j’arrêtais d’écrire, je me tournerais sans doute vers une autre activité créative, c’est quelque chose de vital pour moi, au contraire de la traduction. C’est un réflexe, tout simplement. Quand j’étais petite, si je n’écrivais pas, je dessinais. Actuellement, je m’intéresse à la photo et je sens qu’il y a une recherche identique derrière, même si je tâtonne pas mal.
Parles-nous de ta collaboration avec Bragelonne, en tant que traductrice et en tant qu’auteur.
Je ne travaille pas forcément avec les mêmes personnes selon l’activité, mais exercer les deux me permet de rester régulièrement en contact avec eux. Par exemple, j’étais passée dans les bureaux rendre une traduction le jour où Stéphane Marsan, fin 2005, m’a proposé de préparer un nouveau recueil.
En tant que traductrice, ils connaissent de mieux en mieux mes goûts et savent quand un livre a des chances de me plaire mais aussi de convenir à mon style. Je travaille régulièrement avec eux depuis 2002. Avant ça, j’avais traduit une nouvelle de Kim Newman pour l’antho Faux rêveur, et ils m’ont donc confié ma première traduction de roman, Le Fléau de Chalion de Lois McMaster Bujold. Ce qui m’a permis de quitter mon emploi précédent pour devenir traductrice à temps plein. C’est à peu près à la même époque qu’ils ont accepté mon roman Arlis des forains.
En tant qu’auteur, je leur suis reconnaissante pour une chose en particulier : ils n’ont jamais cherché à me plier à leur ligne éditoriale. Ils ont publié Arlis des forains alors qu’ils n’éditaient quasiment jamais de fantastique à l’époque, parce que Stéphane Marsan avait été touché par ce livre ; ils publient aujourd’hui mes deux recueils alors qu’ils éditent surtout des romans d’habitude. Chaque fois, mes livres leur posent un défi puisqu’il s’agit de lancer quelque chose qui se situe à part du gros de leur production, mais ils tentent de s’y atteler au mieux. J’apprécie beaucoup aussi la « machine promotionnelle » de Bragelonne, ils envoient leurs auteurs faire pas mal de salons, organisent des interviews, ils sont vraiment très actifs à ce niveau. Et c’est extrêmement confortable. Jusqu’à fin juin, je m’absente quasiment chaque week-end pour un salon ou une signature, et c’est presque toujours par Bragelonne que tout est passé.
Quels sont tes projets actuels ?
Dans l’immédiat, écrire plusieurs nouvelles qu’on m’a demandées pour des appels à textes. Je stresse un peu en voyant approcher les dates limites, mais j’ai déjà quelques pistes. À plus long terme, pas de projet précis. Je sais simplement que j’aimerais beaucoup publier un troisième recueil. Reste à écrire les textes, vu que je n’ai pas assez de matière en réserve.
Merci de nous avoir accordé tout ce temps, Mélanie, nous te souhaitons le succès et dans l'écriture, et dans la traduction. J'ai personnellement hâte de lire ton prochain recueil.
Site de l'auteur: http://www.melaniefazi.net/

Auteur : Manu B.
Publié le mardi 13 mai 2008 à 11h00
Source : SFU

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