Entretien avec... Frédéric Sintes
Concepteur du jeu de rôle Prosopopée

Premier jeu de rôle à sortir chez Limbic Systems, Prosoposée propose une expérience de jeu particulière, s'inscrivant dans le courant relativement nouveau des jeux à partage de narration. Afin de parler au mieux de ce jet, son concepteur, Frédéric Sintes, a accepté de répondre à quelques-unes de nos questions.

SFU : Pour commencer, pouvez-vous vous présenter aux internautes ?

Frédéric Sintes : Je m'appelle Frédéric, j'ai bientôt trente trois ans et je fais du jeu de rôle depuis toujours car mon frère me faisait tester ses jeux : L'Œil noirJRTMD&D etc. quand j'avais neuf ans. J'ai une formation en arts plastiques et j'ai notamment travaillé comme infographiste et assistant game designer dans un petit studio de développement de jeux vidéo. J'ai également participé en tant qu'illustrateur aux jeux Capharnaüm et Imputrescibles (pour un supplément qui n'a pas été publié).

Mes études d'arts m'ont permis de développer un regard assez critique sur les productions artistiques et culturelles, j'ai donc naturellement rapidement cherché à faire "autre chose" avec le médium jeu de rôle que ce à quoi j'étais habitué. Le déclencheur a été ma rencontre avec les gens du forum Silentdrift qui m'ont permis de découvrir d'autres manières de faire du jeu de rôle et tout un ensemble de théories permettant d'en comprendre les enjeux créatifs. Toutes ces choses-là ont considérablement influencé mon travail.

 

SFU : Qu'est ce que Prosopopée ?

Frédéric Sintes : Prosopopée est un jeu de rôle un peu singulier qui vous propose de jouer dans une époque ancienne, de mystérieux voyageurs qui vont de village en village aider les humains à résoudre les déséquilibres qu'ils ont créé avec la nature et le monde des esprits. Les joueurs sont intégrés à la fiction, puisqu'ils sont considérés comme les divinités d'un monde en construction, tels des peintres exécutant un tableau. Le monde s'animant, un Déséquilibre se produit et les peintres décident de s'y incarner sous la forme de vagabonds pour en trouver la cause et aider les communautés humaines à y remédier.

Techniquement, le jeu offre un très grand partage de narration, puisque les divinités construisent le monde en même temps qu'elles l'explorent par les sens de leurs avatars. La créativité est de mise, mais le jeu contient des illustrations et des conseils pour aider ceux qui n'ont pas l'habitude de créer au pied levé. J'y ai fait jouer de parfaits néophytes, des vieux routards de générations très différentes avec beaucoup de succès. Le jeu permet, grâce à son dosage de libertés créatives et de contraintes, de produire des histoires poétiques et oniriques avec un état d'esprit zen, où la beauté du monde est au cœur de la fiction, du moins, c'est de cette manière qu'il dévoile son potentiel. C'est une épopée altruiste et plutôt non-violente, j'aime bien comparer les parties de ce jeu à un rêve éveillé.

 

SFU : Vous disiez que les joueurs construisent le monde en même temps qu’ils l’explorent. Mais quel est le rôle du maître du jeu alors ?

Frédéric Sintes : C'est ce qu'on appelle un « jeu de rôle sans MJ », mais je n'aime pas cette expression : si par absence de MJ, on veut dire qu'il n'y a pas une personne qui a la main mise sur l'histoire, alors oui, Prosopopée est un jeu sans MJ. Néanmoins, certains participants jouent les héros tandis que les autres se focalisent sur le décor, les personnages secondaires et les problèmes, il y a donc une asymétrie entre les rôles des participants ; les responsabilités que le MJ possède dans un jeu de rôle existent dans Prosopopée, elles sont juste réparties entre les participants d'une autre manière. Après, chacun a la liberté de développer le contexte, voire de ne pas le faire, le jeu ressemblera davantage à un jeu de rôle traditionnel si les joueurs sans héros se réservent la description du décor, sauf qu'ils n'auront pas de scénario, mais après tout beaucoup de MJ traditionnels jouent sans « scénario ».

Souvent on me demande si ceux qui ne jouent pas de héros ne risquent pas de s'ennuyer, mais il n'en est rien : ils ont un rôle tout à fait important et intéressant en réalité, car développer le monde possède en soi un intérêt fort dans le jeu, puisqu'il donne le matériau pour l'histoire : quelle forme prendra le Déséquilibre, quels mystères vont rencontrer les héros, comment vont se comporter les personnages secondaires, quels problèmes devront-ils résoudre etc. Parfois, la description d'un détail insignifiant prend une importance de taille dans l'histoire et cela fait beaucoup dans l'intérêt du jeu, de voir la fiction se développer d'une manière inattendue grâce à un petit élément ajouté en amont. Aussi, les personnages secondaires peuvent également résoudre les problèmes, ce qui permet au joueur ne jouant pas de héros d'être au devant de la scène à son tour. Enfin, à la fin de chaque « épisode », on échange les rôles, ceux qui jouent les héros peuvent laisser leur place à d'autres.

Ce qui fait que Prosopopée n'est pas un jeu de société comme Il était une fois, c'est que tout le monde ne contrôle pas le ou les mêmes personnages et que le système permet de résoudre des problèmes internes à la fiction. Ce procédé est assez répandu dans des jeux de rôle indépendants tels que Zombie Cinema de Eero Tuovinen, Polaris Chivalric Tragedy at the Utmost North de Ben Lehman, S/Lay w/Me de Ron Edwards, Dirty Secrets de Seth Ben-Ezra et bien d'autres. De plus, il n'y a pas de compétition à raconter le plus longtemps ou à se piquer la parole, ce que je trouve assez désagréable dans Il était une fois et qui tend à nuire à la qualité de la fiction. Ici, la qualité de la fiction prime sur tout le reste.

SFU : S'il n'y a pas de scénario, comment commence concrètement une partie de Prosopopée ?

Frédéric Sintes : Les joueurs créent les personnages principaux en dix minutes et on choisit un « paradigme », autrement dit quelque chose qui va façonner l'histoire ou le monde lui-même. Par exemple, les joueurs peuvent choisir un objet se trouvant dans la pièce où ils vont jouer ou bien une illustration du livre ou encore un mot, une idée, une mélodie etc. Le choix est libre et l'élément choisi aidera les joueurs à définir le lieu où va commencer l'histoire, son ambiance ou l'un des éléments centraux de cette histoire. Ensuite, les personnages principaux surviennent et recherchent les causes du Déséquilibre et l'histoire évolue avec la survenue de problèmes à résoudre. Elle se termine quand tous les problèmes ont été résolus. Les héros agissent, les autres joueurs leur donnent la réplique et des raisons d'agir.

 

SFU : Les parties de Prosopopée sont prévues pour durer combien de temps ?

Frédéric Sintes : Un épisode dure en général entre une demi-heure et deux heures, c'est plutôt court, mais les histoires sont bien remplies et sont plutôt riches émotionnellement. Ensuite, les joueurs peuvent décider ensemble de continuer de jouer d'autres épisodes, on peut également reprendre les mêmes personnages sur plusieurs parties pour les faire évoluer.

SFU : Pouvez-vous nous raconter la genèse du jeu ?

Frédéric Sintes : Depuis l'adolescence, je baigne dans les films d'animation, les romans graphiques, les mangas, la littérature, les jeux vidéo et le cinéma, comme nombre de rôlistes, avec une passion particulière pour les films de Miyazaki, comme par exemple Princesse Mononoké, Le Voyage de ChihiroNausicaä de la vallée du vent qui ont fortement imprégné Prosopopée.

Ça fait donc plusieurs années que je cogite à inclure cet onirisme dans mes parties avec un succès souvent mitigé. Tout a commencé quand j'ai fait la rencontre de Christoph Boeckle et Romaric Briand, l'auteur de Sens Hexalogie, sur Silentdrift, qui m'ont donné de vraies « claques » en matière de ce qu'est et de ce que peut être un jeu de rôle. C'est quand j'ai découvert la série animée Mushishi, adaptée du manga de Yuki Urushibara que j'ai compris comment je pouvais mettre en forme cet onirisme, cette poésie et cette magie dans un jeu de rôle. J'ai fait quelques tests et en m'inspirant de la structure narrative des épisodes de la série, le jeu a rapidement pris forme, avec le temps et l'aide des membres de Silentdrift, il s'est affiné. Je me suis approprié mes modèles en y intégrant une mythologie : celle de dieux-peintres exécutant leur tableau, qui a une certaine influence sur la posture que prennent les joueurs comme nous l'avons vu.

Au départ Prosopopée, comme mes autres créations en cours, est surtout une envie de jouer à quelque chose de précis et qui n'existe pas dans le commerce. Pour améliorer l'expérience, j'en suis venu à faire un véritable travail de conception et c'est plus tard que l'idée de l'éditer m'est venue. J'ai donc auto-édité Prosopopée sur Lulu.com fin mars 2012 et je suis heureux de pouvoir le partager car j'y ai mis beaucoup de moi. C'est le premier jeu imprimé sous mon label Limbic Systems, mais j'ai eu le temps de me faire les dents sur bien d'autres projets en PDF.

 

SFU : On voit effectivement l'influence de l'univers de Miyazaki, notamment dans les illustrations du jeu. Mais est-il possible pour les joueurs de créer un univers radicalement différent, disons, pour prendre des exemples extrêmes, un péplum ou un western ?

Frédéric Sintes : Alors, plusieurs « hacks » du jeu ont déjà été joués : une version brutale et sanglante, une version science-fiction... Globalement, ça tournait pas trop mal, mais c'était moins bien. Les raisons sont simples : tout d'abord, les « caractéristiques » des PJ ne se prêtent pas à la violence ou à l'action vitaminée ; pour hacker le jeu, il vaut donc mieux les modifier, idem pour les « couleurs » du monde, telles quelles, elles portent sur la nature et l'harmonie, il faudrait donc également les modifier pour jouer dans un autre univers. Ensuite, le rythme de jeu, bien que riche en descriptions et événements laisse s'écouler du temps entre la découverte d'un problème et sa résolution, ce qui rend une approche du jeu nerveuse et réactive difficile (du type « je suis attaqué, je riposte immédiatement »). En revanche, le jeu se prête tout à fait à jouer dans un Japon médiéval rempli de yôkai, dans un orient fantasmé des mille et unes nuits, dans l'antiquité, certains y voient une ambiance propice au chamanisme ; avec des enfants, le jeu s'orientera plutôt vers une forme de conte et l'on peut aussi l'explorer sous un angle fantasmagorique, avec des paradoxes temporels, des mondes avec une structure et une logique étrange, surréaliste... Clairement, c'est de ces manières que l'on éprouve au mieux le potentiel du jeu.

 

SFU : Qu’est ce que veut dire « Prosopopée » ?

Frédéric Sintes : C'est la question qui revient souvent ! C'est une figure de style consistant à personnifier un animal, un objet, une idée, une abstraction en la faisant parler ou agir à la façon d'un humain. Dans Prosopopée, c'est quelque chose qui arrive souvent, je dirais même que c'est ce qu'on fait en permanence si l'on creuse un peu.

SFU : Prosopopée fonctionne avec quel style de système de jeu ?

Frédéric Sintes : Il s'agit d'un système créé spécifiquement pour ce jeu, bien loin des questions du nombre de dégâts produit par telle ou telle arme et des feuilles de compétences façon CV pour Pôle-Emploi. La base du système repose sur « l'offrande » : le fait de donner un dé (à six faces) à un autre participant si ce qu'il a dit ou fait nous a plu. Cet élément en apparence anodin permet de créer une vraie synergie entre les participants, car tout ce qu'on dit prend de l'importance et on parvient assez vite a harmoniser nos attentes respectives autour de la fiction jouée.

Par le moyen de l'offrande, chacun amasse petit à petit une réserve de dés. Ces dés serviront à résoudre le Déséquilibre contre lequel luttent les personnages. Quand un joueur veut résoudre un problème rattaché au Déséquilibre, il choisit le nombre de dés qu'il veut lancer et il doit obtenir un score identique à la difficulté visée. S'il fait moins, le problème perdure, s'il fait plus, il le résout mais produit des effets secondaires. La question de l'équilibre n'est pas seulement cosmétique, c'est un enjeu pour les joueurs, de parvenir à doser l'efficacité de leurs actions afin d'éviter que les événements ne leur échappent.

Les responsabilités du traditionnel meneur sont donc réparties parmi l'ensemble des participants comme expliqué plus haut et la structure de l'histoire est garantie par les règles avec un cadre précis, mais beaucoup de liberté à l'intérieur. La gestion des « problèmes » par les participants, élément principal de cette structure, est un des trucs fun du jeu : les joueurs vont être amenés à noter les problèmes qui surviennent au fil du développement de la partie pour focaliser l'histoire sur certains éléments de la fiction qui les intéressent (par exemple : les champs sont devenus stériles, un individu est frappé d'une maladie étrange semblable à de la rouille qui paralyse son corps, le temps s'écoule à l'envers, les animaux deviennent fous et attaquent les villageois, une créature des anciens temps a été réveillée etc.) mais progressivement, avec le concours des mécaniques de résolution, les problèmes vont dériver, voire empirer et prendre des proportions insoupçonnées au départ. Il est arrivé au cours de nos parties d'avoir l'impression que le Déséquilibre (donc la source des problèmes de l'histoire) avait sa vie propre, du fait de ses évolutions inattendues.

Tout le système veille à créer une dynamique autre que de la compétition : il incite à « raconter des trucs cools » et à lutter contre les Déséquilibres de manière pacifiste par l'entraide, l'empathie, la compréhension et le sacrifice de soi. Je sais que c'est loin d'être habituel en jeu de rôle, mais je connais beaucoup de groupes de jeux qui peuvent passer beaucoup de temps sans faire de combats, en plaçant au premier plan de leurs parties des enjeux sociaux (entre les personnages), esthétiques, dramatiques etc. Je pense que les rôlistes voient leur activité au delà du fun pur issu de choix tactiques et de la compétition, comme la rencontre entre la fiction et le jeu, qui devient un moyen d'interaction, d'exploration de cette fiction à la première personne.

 

SFU : On voit arriver en France de plus en plus de jeux de ce type. Vous évoquiez Dirty Secret, paru chez La Boite à Heuhh, mais même les gros éditeurs commencent à s'y mettre (Edge avec Fiasco par exemple). A votre avis, pourquoi un tel engouement apparaît-il aujourd'hui ?

Frédéric Sintes : À mon avis, c'est en partie parce que ces jeux sont faciles à jouer, faciles à lire, demandent peu de préparation ; ils permettent d'aborder des thèmes ou des univers nouveaux et d'explorer différemment des univers connus. Mais à mon avis, la révolution est bien plus profonde : tout le travail fait par les auteurs et les théoriciens de The Forge et Story Games ont permis non seulement d'explorer de nouvelles façons de faire du jeu de rôle, mais aussi d'améliorer l'expérience du jeu, sans discriminer les différents types d'approches.

Je rencontre souvent des gens qui me disent « j'ai joué à tel jeu et j'ai pris bien plus de plaisir que d'habitude » ou « j'allais laisser tomber le JDR, mais ces nouveaux jeux (dont les premiers datent quand même de 1999) m'ont permis de renouer avec cette activité » ou encore « j'en avais marre de toujours jouer de la même façon, ça m'a permis de diversifier mes expériences de jeu. »

Donc je pense que l'apport de ces jeux, avec ou sans MJ, est bien plus important que la facilité de mise en place des parties : plutôt que de laisser MJ et joueurs développer leurs propres techniques pour apprendre à jouer et mener les parties en passant par toutes les erreurs, dissensions et maladresses possibles et imaginables, ces auteurs leur proposent des techniques fondamentalement compatibles avec chaque règle présente dans le livre de jeu, notamment les règles tacites, ce qui permet de régler un grand nombre de problèmes et approximations que l'on rencontre souvent durant nos parties. Beaucoup disent que dès lors que les participants sont de bonne volonté, il est bien plus difficile de jouer une mauvaise partie avec ce type de jeux. En ce qui me concerne, ça a changé ma façon de jouer et de considérer le JDR.

 

SFU : Merci beaucoup !

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La fiche SFU de Prosopopée

Le site officiel du jeu

Auteur : Vincent L.
Publié le mercredi 16 mai 2012 à 09h00

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    très intéressant personnage! merci pour l'article qui permet d'aller découvrir ce jeu tout à fait passionnant!
    petit cornu, le 17 mai 2012 23h31

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