Critique Soldat des Brumes #1 [1988]

"Je note ce qui vient de se passer. A l'aube, le guérisseur est venu dans cette tente et m'a demandé si je me souvenais de lui. Quand je lui ai répondu que non, il m'a expliqué. Il m'a donné ce rouleau, ainsi qu'un stylet de métal pour pierre à fronde, qui laisse des marques comme sur de la cire..."

On lui dit qu'il s'appelle Latro, qu'il n'est ni Ionien ni originaire de l'un des autres peuples de cette partie du monde. Il sait juste se servir de son épée Falcata et comprend qu'une blessure à la tête lui fait perdre la mémoire chaque fois que le jour se lève. Il doit donc écrire sa vie pour la redécouvrir jour après jour.
Dans cette antiquité alternative, Latro devra se jouer de tous les pièges que recèle ce monde brutal, à la fois dans les antichambres des souverains que sur les champs de bataille. Son salut repose certainement sur sa capacité, qu'il est le seul à posséder, à voir et côtoyer les puissantes divinités qui hantent ces contrées...

Gene Wolfe est notamment l'auteur de L'Ombre du Bourreau, La Griffe du Demi-Dieu et La cinquième tête de Cerbère. Multirécompensé des plus grands prix de la SF et de la fantasy, il a écrit des oeuvres assez singulières.
Soldat des Brumes en est l'exemple frappant, une histoire où le héros commence chaque journée en ayant tout oublié des précédentes. Avec Soldat d'Aretê et Soldat de Sidon (inédit), il est réédité aux éd. Denoël coll. Lunes d'encre.

En partant d'une idée originale, à savoir la perte de mémoire du héros d'un jour à l'autre, Gene Wolfe nous transporte à travers l'espace et le temps. Retour donc dans l'antiquité aux environ de 480 avant J.-C. dans cette Grèce où les Perses sont en guerre contre les Grecs, où ils conquièrent même une partie de la Grèce avant d'être boutés hors de la péninsule hellène.
C'est dans ce contexte qu'intervient notre héros.

Sauf que Latro a perdu la mémoire à moyen terme.
Si ses compagnons d'aventure sont incapables de situer quel est son pays d'origine, on sent bien que cet étranger est malgré tout un héros.
Ce paradoxe entre ce que savent les autres et ce qu'il sait, lui, est très déconcertant pour le lecteur que nous sommes. C'est même assez frustrant. Non seulement l'unique point de vue (dû au fait que le récit est le journal intime de Latro) est incomplet, mais il y a comme une remise à zéro à chaque début de journée. Il faut donc redécouvrir les personnages, comprendre que telle jeune fille est Io, que cette femme est celle qu'il a côtoyée la veille ou l'avant-veille etc.
Gene Wolfe pousse même le vice et plonge un peu plus le lecteur dans le brouillard lorsque l'un des hommes devient une femme le lendemain.

On l'aura compris, la lecture de soldat des brumes est donc exigeante et nécessite une attention de tous les instants. Si l'on ajoute le manque de linéarité dû au RAZ quotidien, et l'énigme qui entoure l'identité de Latro, tous les ingrédients sont réunis pour nous maintenir dans la confusion la plus totale.
La suite se révélera heureusement un peu plus claire.