Entretien avec... Johan Heliot
A l'occasion de la sortie de son roman Ordre Noir
On ne présente plus Johan Heliot. Depuis la sortie de la lune seule le sait en 2000, il oscille entre romans pour adultes et romans pour la jeunesse. Il nous a fait le plaisir de nous accorder une interview pour la sortie de son dernier roman, Ordre noir sorti en mai 2010 aux éditions Fleuve Noir, coll. Rendez-vous Ailleurs.
Bonjour Johan Heliot.
J. H. : Bonjour !
Ton dernier roman, Ordre Noir (1) vient de paraître aux éditions Fleuve Noir. Ton trente deuxième roman, si mon compte est bon, en dix ans d'écriture. Quel regard portes-tu sur ton oeuvre jusqu'à présent ?
J. H. : Je tiens d'abord à préciser que dans ce décompte figurent les romans écrits à quatre mains avec Xavier Mauméjean, et plusieurs très courts récits jeunesse - je n'aurais physiquement pas pu écrire une trentaine de pavés même en dix ans ! Ensuite, disons que je suis globalement plutôt satisfait de l'ensemble. J'ai toujours pu écrire les histoires que je voulais sans rencontrer de réelles difficultés pour les publier, et les retours critiques penchent plutôt du bon côté de la balance (il y a évidemment des exceptions, fort heureusement). Je n'envisage pas mon travail comme la constitution d'une œuvre. J'enchaîne les textes par plaisir mais aussi par nécessité depuis que j'ai choisi d'en faire un métier à part entière - mais sans contrainte aucune, personne n'est obligé d'écrire. Je suis mêmement fier de tous mes romans, gros ou petits, sérieux ou non, quel que soit leur genre. Je suis évidemment déçu quand certains ne trouvent pas leur public mais c'est le risque à courir quand on pratique la discipline !
A l'instar de Christophe Lambert, tu alternes romans adultes et romans pour la jeunesse. Il semble que ces dernières années tu te sois consacré plutôt à la jeunesse. Quel est ton exercice préféré et qu'y vois-tu de différent ?
J. H. : Très honnêtement, je n'ai pas de préférence. Les romans adultes me permettent de fouiller davantage le contexte historique, par exemple, de m'étendre sur de plus complexes explications ou d'aborder des thèmes plus pointus. Si je me suis tourné quasi exclusivement vers l'écriture pour la jeunesse depuis deux ans, c'est tout simplement parce que ce secteur de l'édition est plus dynamique en ce moment - voir la récente multiplication des collections pour s'en persuader. La liberté de ton et de parole y est la même que dans l'édition adulte (c'est-à-dire qu'elle trouve les mêmes limites !). Les ventes sont généralement (un peu) meilleures, sans que cette règle soit hélas toujours vérifiée. Je me suis vite rendu compte, par ailleurs, que les publics jeunesse / adulte sont très poreux en science-fiction ou fantasy. Et j'aime croire - parce que je suis un grand naïf - qu'on prépare les lecteurs de demain en leur proposant aujourd'hui de la science-fiction jeunesse.
Comment es-tu venu à l'écriture ? A l'imaginaire ?
J. H. : Ecrire des histoires était mon exercice scolaire préféré. J'ai toujours assuré en rédaction, je le dis sans fausse modestie, d'autant que mes notes dans les autres matières n'étaient pas brillantes ! Ma prof de français au collège (et une instit' avant elle) m'ont encouragé dans cette voie à leur manière. Et quand j'ai découvert la science-fiction par la lecture de nouvelles tout d'abord, je m'y suis mis presque naturellement, par imitation. L'imaginaire m'est tombé dessus assez tôt pour autant que je me souvienne. Tout gamin, deux arrière-grand-tantes me racontaient des histoires. Si je ne suis pas devenu immédiatement un grand lecteur (je n'ai commencé à dévorer des livres qu'au collège), je me suis en revanche plongé avec délice dans la fiction télévisuelle dès mon plus jeune âge. C'est pourquoi j'encourage tous les parents à laisser leurs enfants s'abrutir devant la télé (ou leur ordinateur, aujourd'hui) !
Quelles sont tes références ? Tes influences ? Tes livres et auteurs cultes ?
J. H. : Tout ça est très varié et pas trop SF en vérité. Fante et Bukowski en littérature générale. Plus récemment, Mac Innerney ou même Kennedy (Douglas). Pas mal de polar : Westlake, Lansdale, Bruen, Starr.... Amila / Meckert pour la France, Marc Villard pour ses nouvelles. Du fantastique : King, Barker, Bentley Little (citons un titre de cet auteur méconnu qui reste un des meilleurs bouquins que j'aie lu : « L'ignoré »), Gaiman, Fowler... En se rapprochant de la SF, je citerai Powers, Priest pour « le Prestige » surtout, Jeter, Blaylock, Banks pour le cycle de la Culture... Bon, j'en oublie des tas, mais je précise qu'aucun auteur n'est culte à mes yeux, aucun bouquin non plus (rien d'autre d'ailleurs !).
La lune vous salue bien (2), la lune n'est pas pour nous (3), la lune seule le sait (4) et ordre noir (1) sont des uchronies. J'ai lu (5) que cet exercice te convenait plus que le roman historique pur. As-tu essayé le roman historique ?
L'exercice de l'uchronie n'est-il pas plus ou moins aussi une solution de facilité pour un historien ?
J. H. : Je n'ai jamais abordé le roman historique pur et dur et ça ne me tente pas vraiment. Trop cadré, trop rigide. Je préfère lire des bouquins d'Histoire. L'uchronie est peut-être une solution de facilité, encore qu'il faille pas mal se documenter et que le récit doit rester cohérent malgré le point de divergence choisi, donc...
Tu es un auteur touche à tout : avec Faerie Hackers (6), tu abordes en substance les ordinateurs quantiques mais c'est un roman de fantasy, Pandemonium (7) et question de mort (8) sont des romans fantastiques, Obsidio (9) est plutôt de l'anticipation. Quel est ton rapport avec les genres ?
J. H. : Je ne me pose surtout pas la question de l'étiquette à apposer sur mes textes ! Je laisse ça à l'éditeur et au chroniqueur si ça l'amuse. Ce qui ne veut pas dire que je n'ai pas conscience d'écrire de l'uchronie quand j'en fais, mais seulement que je ne cherche pas à respecter des codes ou des canons - qui n'existent pas de toute façon. Une histoire est bonne ou pas. Un bouquin emballe le lecteur ou pas. C'est tout ce qui compte.
Ordre noir (comme Pandemonium) est un roman à la thématique assez noire. Tu n'aurais pas envie de changer, de temps en temps, écrire quelque chose de plus léger ?
J. H. : Il m'est arrivé de le faire, enfin je crois, mais je suis un même auteur et lecteur, et comme je préfère lire des récits noirs, quoi qu'on mette là-derrière, je ne pense pas passer de sitôt à la comédie. Et je ne sais pas qui a dit que les gens heureux n'avaient pas d'histoire, mais je crois qu'il avait raison ! C'est d'ailleurs pour ça que je n'écrirai jamais d'autofiction : je n'aurais pas grand-chose à raconter...
Dans Ordre noir, tu fais référence à des périodes sombres de l'histoire (la Shoah, les attaques de Jérusalem et du Caire, la guerre). Certains thèmes ou certaines périodes te tiennent-elles à coeur ?
J. H. : La première moitié du vingtième siècle me passionne, ainsi que l'antiquité romaine. Les thèmes de la transmission de la mémoire collective, de l'oubli, de la résurgence du mal, s'ils ne sont pas les plus originaux, restent selon moi les plus fascinants à creuser. La montée des extrémismes dans les années 1930 et leurs terrifiantes conséquences (qui trouvent un écho tout particulier dans l'actualité du moment où on stigmatise à nouveau la population rom) sont un de mes sujets de prédilection. Mais je tiens à les aborder par la fiction.
Y-a-t-il un fond politique dans ce roman ?
J. H. : Je vais être concis : non. Pas plus politique que religieux, d'ailleurs. J'ai mes opinions sur les questions les plus sensibles abordées dans ce roman (en gros le conflit israélo-palestinien) mais je ne les expose pas ici. Les partis pris par mes personnages, s'ils peuvent refléter ici ou là les miens, ne sont pas l'exposé de ce que je pense. Cela dit, mon intrigue repose sur les enjeux politiques majeurs du XX° siècle (et remontent encore plus loin dans le temps). Mais je ne les utilise pas pour donner une leçon, seulement comme des pièces du mécanisme de l'intrigue. Ordre Noir est avant tout un divertissement (enfin, j'espère !), mais un divertissement n'a jamais empêché de penser !
On peut peut-être parler de thriller SF, proche du mainstream. A ce propos, considères-tu que la SF d'aujourd'hui a besoin de briser les frontières qui la sépare de la littérature blanche pour exister, évoluer, se faire connaître ?
J. H. : Besoin, je ne crois pas. Et il me semble par ailleurs que la SF flirte avec la littérature générale depuis longtemps. Pour beaucoup de lecteurs, Orwell, Barjavel, Verne et autre sont des écrivains, point barre - on les trouve d'ailleurs dans les rayons généralistes des librairies. Une question agite éternellement le landerneau de la SF française : faut-il revendiquer une spécificité du genre (et laquelle ?), avec ses codes (couverture illustrative, etc), ou chercher à se fondre dans le décor général ? Je n'ai pas la réponse. Toutes les expériences ont été tentées par les éditeurs, avec tous les résultats possibles imaginables : des bouquins de SF vendus comme tels et qui cartonnent, ou qui se plantent ; des bouquins de SF cachés dans des collections généralistes et qui cartonnent, ou se plantent. Contrairement à ce qu'on pourrait croire, il y a encore beaucoup de lecteurs de SF en France - il suffit de voir le succès de « Spin » de R.C. Wilson (50.000 lecteurs revendiqués par l'éditeur, toutes éditions confondues) pour s'en convaincre. « La route » de Mac Carthy est de la littérature blanche ou un bon vieux « post-apocalypse » qui aurait seulement trouvé sa place au Fleuve Noir d'antan ? C'est une découverte et une claque pour un lecteur « classique », mais du déjà lu pour le fan de SF - et depuis longtemps ! Le problème, c'est que contrairement à une autre époque, le lectorat actuel de SF (je ne parle pas des 1500 acteurs du fandom) n'est plus fidèle, il ne suivra pas un auteur ou une collection, mais il papillonnera d'un titre à l'autre. Pour ma part, si j'écris en ce moment des textes mêlant éléments de SF et de thriller, c'est tout bêtement que j'aime les deux genres. Je ne cherche pas à appliquer une improbable recette du succès - qui n'existe pas.
Ordre noir s'organise selon des axes temporels mais aussi spatiaux. Sans dévoiler l'intrigue, intégrer des « mondes parallèles » n'est-il pas une façon d'enrichir encore l'exercice de l'uchronie, de lui donner une dimension supplémentaire ?
J. H. : Sans doute, oui. Comme je l'ai expliqué dans une autre réponse, je ne me suis pas posé la question des étiquettes pour ce roman. J'ai emprunté des éléments et des codes à différents genres, pour concevoir un thriller de science-fiction uchronique au bout du compte. A la complexité de la situation historique et géopolitique, j'ai souhaité ajouter celle des mondes parallèles, justement pour accentuer la diversité des points de vue. Nous ne vivons pas tous dans le même monde culturel ou social à la base. Quelques heures d'avion suffisent pour qu'on ait l'impression de passer d'un monde à l'autre, dans la réalité. Les univers parallèles servent à illustrer ce propos dans la fiction.
Dans Ordre noir, il y a trois points de vue (celui de Patricia, l'orpheline sans enfance, de Matt, l'avocat alcoolique sans avenir, et d'Avraham, le soldat juif) de personnages très différents. Tu as aussi donné vie à Jules Verne, exercice à double tranchant. Est-ce un challenge pour toi à chaque nouveau personnage ?
J. H. : Oui, dans la mesure où il faut essayer d'être crédible dans la peau et dans l'esprit d'un autre, complètement inventé ou élaboré à partir de la réalité d'un personnage historique. Je définis au préalable quelques traits de caractères de mes personnages, puis je les laisse se débrouiller seuls face aux situations que leur impose. Il arrive souvent qu'ils me surprennent en réagissant à contrepied. Certains que je croyais forts s'effacent, d'autres tirent leur épingle du jeu. L'autonomie acquise par le personnage au détriment de son créateur est un phénomène qui ne laisse pas de m'intriguer...
Dans la lune seule le sait et Faerie hackers, tu reviens dans les univers que tu as déjà créés. N'est-ce pas un peu frustrant parfois d'imaginer et de construire tout un monde et de devoir l'abandonner la fois suivante ? Aurais-tu envie de revenir dans celui d'Ordre noir, par exemple ?
J. H. : Je pense avoir mis dans Ordre Noir tout ce que j'avais à dire ou montrer sur le sujet, aussi je ne crois pas utile d'y revenir. Je continuerai d'explorer les mêmes thèmes, mais dans d'autres romans. Je ne suis pas tant attaché à des univers qu'à des personnages, en fait : Lil et Lartagne dans le diptyque « Faërie », les écrivains de diverses époques dans le triptyque de la Lune...
Quels sont tes projets actuels ?
J. H. : Je développe l'univers de Jed le tempestaire, quatre volumes prévus chez Baam ! (encore deux à écrire), j'achève la trilogie de « La quête d'Espérance » chez l'Atalante, j'inaugure les aventures de Nada Solstice chez Gründ (pour les plus jeunes lecteurs, disons 8 - 12 ans), je peaufine un roman adulte pour le retour de Millénaire chez J'ai Lu (de la « spéculative fiction » où il sera question de l'Eden et des créationnistes, mais qui sera aussi un roman d'action et d'exploration), et quelques autres casseroles sur le feu...
Merci Johan Heliot. On attend ton prochain roman adulte avec impatience.
(1) : Ordre noir (éd. Fleuve Noir, Rendez-vous ailleurs), 2010
(2) : La Lune seule le sait (éd. Mnémos, Icares), 2000
(3) : La lune n'est pas pour nous (éd. Mnémos, Icares), 2004
(4) : La Lune vous salue bien (éd. Mnémos, Icares SF), 2007
(5) : http://www.cafardcosmique.com/Johan-Heliot-Falsificateur-d
(6) : Faerie Hackers (éd. Mnémos, Icares), 2003
(7) : Pandémonium (éd. Le Belial'), 2002
(8) : Question de mort (éd. Baleine, Club Van Helsing), 2007
(9) : Obsidio (éd. Denoël, Lunes d'encre), 2003
Entretien réalisé par email du 01 au 03 août 2010.
Publié le samedi 4 septembre 2010 à 14h00
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